Mathieu et Analaya, Chapitre 1 (1244 mots)

Chapitre 1 : Mathieu

Cela fit très mal. J’eus l’impression d’être pétri par d’énormes mains jusqu’à n’être plus qu’une pâte informe. Mais ce n’était que les roues de la voiture. Je sentis plus particulièrement ma nuque craquer, et cette sensation-là correspondait à quelque chose : le moment où ma moelle épinière se brisa.

Après l’accident, c’est le noir complet. Juste avant… je devrais pouvoir me souvenir, mais quelle importance puisque ma vie a complètement changé à partir de là ? C’était une superbe journée d’août. Le matin j’avais déposé un brevet pour mon invention. J’étais confiant quant à mon avenir : le potentiel de ce que j’avais créé était énorme, sans limites apparentes. De petit ingénieur sorti d’une obscure école de province je deviendrai la superstar scientifique, l’Einstein moderne. Moi même j’étais encore épaté d’avoir eu l’ouverture d’esprit requise pour bâtir une théorie aussi novatrice. J’allais changer le monde. Ce serait un bouleversement équivalent à la révolution industrielle. Je l’avais su à l’instant où j’avais commencé à écrire le théorème. Je répétais à ma fiancée « Analaya ce théorème va changer le monde ! ». Elle me souriait comme si j’étais un gosse, mais je savais qu’elle comprenait. Elle aussi voyait la portée du concept.

Je crois que c’était elle que je suivais ce jour-là. Nous avions probablement déjeuné ensemble. Et comme j’avais trop mangé j’avais du mal à suivre son pas rapide. Oui, je pense que cela s’était passé ainsi. Analaya est une femme d’une énergie incroyable, je passe mon temps à tenter de la rattraper. Ou du moins j’y passais mon temps, lorsque je pouvais encore marcher. Je trottinais derrière elle pour lui dire de m’attendre et je ne fis pas attention au moment de traverser le passage piéton. Puis ce fut la douleur, brève mais intense, suivie sans transition la chambre d’hôpital. J’avais été inconscient pendant tout le temps des secours, du transport, des opérations et, à ce qu’on m’a dit, plusieurs jours après.

Mes pensées étaient confuses. Je repris conscience au son de la voix d’un docteur, qui parlait à ma fiancée dans le couloir. Croyaient-ils être hors de porté ? J’entendis tout le diagnostic. Quoique je fus encore trop sonné pour comprendre plus que quelques mots. Bras gauche cassé, tétraplégie, dommages au cerveau. Tétraplégie ? Je n’étais plus certain du sens du mot… tétra c’était le nombre quatre, et « plégie »… est-ce qu’il voulait dire que j’étais paralysé des quatre membres ? Ce n’est pas souvent dans une vie qu’avoir un bras cassé semble insignifiant. Je tentai de bouger, sans succès. Et pourquoi mes yeux restaient-ils si désespérément clos ? Je ne parvenais même pas à bouger la tête. En vain je luttai pour actionner au moins une partie de mon corps. « Dommages au cerveau » avait-il dit. Jusqu’à quel point étais-je atteint ? Je ne pouvais même pas leur signaler que j’étais réveillé !

« Y a-t-il des chances qu’il se réveille bientôt ? Demanda ma fiancée.

Demain, dans dix ans… La possibilité existe mais peut-être vaudrait-il mieux ne pas se faire trop d’illusions »

Elle le remercia d’une voix sans force, puis entra dans ma chambre. Je tentai de faire la liste de ce qui fonctionnait dans mon corps : je pensais normalement, ou du moins j’en avais l’impression. J’entendais. Pouvais-je voir ? Mes yeux étaient fermés et je ne parvenais pas à les ouvrir, mais il me semblait percevoir la luminosité de la pièce… peut-être que si l’on m’écartait les paupières je verrais. Mes papilles fonctionnaient manifestement très bien car j’avais un goût exécrable de médicament qui imprégnait toute ma bouche. Mon toucher par contre était parti. Je n’avais aucune sensation. Mon corps aurait pu être plié en deux que je ne l’aurais pas su. Peut-être l’était-il d’ailleurs. Je m’inquiétais : dans quel état m’avait mis l’accident ? Ressemblais-je désormais à la créature d’un film d’horreur particulièrement gore ?

J’entendis le bruit d’une chaise que l’on déplaçait et supposai que Analaya s’était assise à côté de moi. « Tu as une sale tête Mathieu » dit-elle. « Merci chérie, tu me remontes le moral. » Je pensai cela mais aucun son ne sortit de mes lèvres. Et c’était aussi bien, car quoi qu’elle dise j’étais content qu’elle fut à mes cotés. J’aurais voulu pouvoir ouvrir les yeux pour l’admirer. Je fus pris d’un violent désir de la serrer dans mes bras. Et si je ne pouvais plus jamais ? Me souvenais-je seulement de son visage ? Je me forçai à le reconstruire dans mon esprit. Sa peau, ses yeux. Oui, je me rappelais son visage. Même ses lèvres, plissées tandis qu’elle riait. Plus que tout autre, ce souvenir d’Analaya riant de bon cœur emplit mes pensées. Je compris que je devais graver cette image dans ma mémoire, car je ne le reverrai peut-être jamais plus.

A coté de moi j’entendais la mélodie de sa voix « Bon, je t’avoue que les docteurs ne sont pas très enthousiastes quant à ton état. Mais il y a de l’espoir. Je vais chercher des spécialistes. Peut-être pourront-ils plus pour toi qu’un simple hôpital de ville. En tout cas je vais me battre pour ça. Les docteurs ne savent pas tout. La plupart ne sait même pas intégrer un polynôme ! » Sa voix tremblait, comme si elle avait voulu rire mais n’en avait pas trouvé la force.

« Un jour tu ressortiras de ce lit Mathieu. Je ferai ce qu’il faudra pour ça. »

J’aurai voulu qu’elle reste, entendre encore sa voix chaude. Mais elle ne savait pas que je m’étais réveillé. Pour elle ce n’était qu’un jour de plus avec le grand blessé inconscient. Je ne doutais pas qu’elle m’eut parlé ainsi chaque jour depuis mon arrivée, par principe. Avant de partir elle me salua, depuis la porte probablement : « Je te laisse, il faut que je passe à la banque. Ils nous accorderont sûrement un prêt maintenant que nous avons les brevets. Enfin j’espère. A plus tard Mathieu » Et ce fut tout.

Un prêt de la banque, bien sûr. Nous n’avions pas d’économie pour payer les frais d’hôpitaux. L’assurance ne couvrirait sûrement pas tout et le travail d’Analaya ne suffirait jamais. Mon invention était notre seul espoir. Si je restais paralysé à tout jamais ? Quel intérêt pourrait bien avoir une vie sans sensation, sans interaction avec le monde ? Quelle serait l’histoire de ma vie, sinon une histoire sans intérêt ? Pour la deuxième fois dans ma vie, l’idée que la mort serait peut-être préférable me vint. Mais non, je devais avoir foi en Analaya. Elle était capable de déplacer des montagnes. Pour l’instant l’avenir semblait bloqué, le bonheur derrière moi, mais qui sait ? Après tout, j’avais bâti ce qui était peut-être la théorie scientifique la plus puissante de l’histoire de l’humanité. Si moi, qu’un de mes professeurs avait été jusqu’à qualifiée de « l’esprit le plus lent et limité qu’il ait jamais vu », j’avais réussi un tel exploit, alors tout était possible. Nous avions les brevets. Lorsque les multinationales, les constructeurs d’avions et tous les autres industriels réaliseraient le pognon que je pouvais leur faire gagner, ils me feraient une voie royale. Je serais riche, et qu’est ce que l’argent ne peut acheter ? Les meilleurs médecins du monde, de l’équipement high-tech. Je guérirai.

Et alors j’épouserai Analaya, enfin.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

code